Et si le théorème de Pythagore nous venait de Mésopotamie ? C’est ce qu’affirment des archéologues, qui l’ont retrouvé sur une tablette plus vieille de 1000 ans que le mathématicien grec. De quoi remettre en question nos certitudes quant à notre civilisation gréco-latine ? Pas sûr.


Pythagore a-t-il vraiment inventé le théorème qui porte son nom ? C’est très loin d’être acquis pour le mathématicien Bruce Ratner, qui affirme avoir mis au jour une petite tablette en terre cuite du site archéologique de Tell al-Dhiba’i, en Irak, où figure déjà une version du théorème. Une tablette un millénaire plus ancienne que le vieux sage grec ! Il faut dire que ce n’est pas tout à fait une première : diverses découvertes archéologiques suggèrent que bon nombre des résultats que l’on attribue à la science grecque étaient en réalité déjà connus, depuis des siècles, par certains peuples mésopotamiens. En août 2021, le mathématicien australien Daniel Mansfield affirmait ainsi avoir identifié une tablette d’argile babylonienne vieille de 3700 ans qui constituerait le plus ancien exemple connu de géométrie appliquée. La tablette mobiliserait, en l’occurrence, des « triplets pythagoriciens » – trois entiers naturels vérifiant la relation a2+b2=c2, laquelle lie, comme chacun l’a appris au collège, la longueur des côtés de tout triangle rectangle.

Un “théorème d’honneur” pour l’ensemble de son œuvre ?

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Alors, Pythagore est-il un imposteur ? Aucun texte de lui ne nous est parvenu qui nous renseignerait. Peut-être n’est-ce effectivement pas lui qui, le premier, a établi les résultats qui portent aujourd’hui son nom. C’est même assez certain. Mais la question est-elle vraiment là ? Si l’on a donné le nom de Pythagore au plus célèbre théorème de la géométrie, c’est pour rendre hommage non à un résultat particulier auquel le Grec serait parvenu, mais pour souligner combien il a ouvert une nouvelle perspective – mathématique – sur le monde. Aristote résume cette vision inédite dans sa Métaphysique : « Trouvant que les choses modèlent essentiellement leur nature sur tous les nombres et que les nombres sont les premiers principes de la nature entière, les pythagoriciens conclurent que les éléments des nombres sont aussi les éléments de tout ce qui existe, et ils firent du monde une harmonie et un nombre. » La position pythagoricienne est en général résumée par la formule « tout est nombre ». Dans cet espace, un travail de démonstration, de déduction logique absolument nécessaire, devient possible. Et c’est de cela que l’on crédite Pythagore, comme le relève Isidore Lévy dans ses Recherches sur les sources de la légende de Pythagore (1926) : non pas la formulation des résultats, mais la démonstration de « son » théorème.

La paternité de la démonstration elle-même, au-delà des seuls résultats, reste incertaine. Sa première trace connue se trouve dans les Éléments d’Euclide (qui a vécu vers 300 av. J.-C.), donc postérieure à Pythagore (vers 580-495 av. J.-C.). Certains auteurs comme Proclus émettent de sérieux doutes sur le fait que Pythagore ait démontré le théorème avant Euclide : « À entendre ceux qui prétendent nous rapporter des choses anciennes, on les trouve attribuer ce théorème à Pythagore […] Mais pour ma part, j’admire ceux qui se sont appliqués les premiers à la vérité de ce théorème, et je loue encore plus l’Auteur des Éléments, non seulement pour nous avoir convaincus de ce théorème par la démonstration la plus claire, mais pour nous avoir persuadés d’un théorème plus général que celui-ci par les raisonnements irréfutables de la science dans son sixième livre. » Une chose paraît certaine, cependant : c’est bien en Grèce, et pas en Mésopotamie ou ailleurs, que la première démonstration a eu lieu.

Où commence la science ?

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Alexandre Koyré (1892-1964), dans ses Études d’histoire de la pensée scientifique (1973), s’efforce ainsi de mettre à jour ce qui constitue la spécificité de la science grecque par rapports aux avancées des cultures antérieures. Il se penche en particulier non pas directement sur les mathématiques, mais sur l’astronomie. « On peut se demander sans doute si nous ne devons pas remonter plus avant dans le temps, et si nous ne devons pas placer l’origine de l’astronomie et de la cosmologie scientifique non pas en Grèce, mais en Babylonie », reconnaît-il. En effet, « si prévision et prédiction égalent science, rien n’est plus scientifique que l’astronomie babylonienne ». Mais précisément, la science ne se réduit pas à cela : elle est d’abord « un travail théorique ».

Quelle différence ? La science babylonienne s’est d’abord développée dans un horizon pratique – étayer l’astrologie, pratique socio-rituelle d’une grande importance. « Ce ne sont pas les Babyloniens qui croyaient à l’astrologie et, de ce fait, avaient besoin de pouvoir calculer et prévoir les positions des planètes dans le Ciel […] qui ont élaboré un système de mouvements planétaires ; ce sont, encore une fois, les Grecs, qui n’y croyaient pas ; les Babyloniens se sont contentés d’inventer des méthodes de calcul. » La même chose vaut pour la géométrie, dont on a pu considérer qu’elle était née en Égypte ancienne : « Ce ne sont pas les harpédonaptes égyptiens, qui avaient à mesurer les champs de la vallée du Nil, qui ont inventé la géométrie : ce sont les Grecs, qui n’avaient à mesurer rien qui vaille ; les harpédonaptes se sont contentés de recettes. »

La science, comme théorie, est d’abord une attitude désintéressée, dégagée de tout intérêt pratique. « La théorie ne conduit pas, du moins pas immédiatement, à la pratique ; et la pratique n’engendre pas, du moins pas directement, la théorie » ; « l’exigence intellectuelle du savoir théorique » consiste à « sauver les phénomènes, c’est-à-dire formuler une théorie explicative du donné observable » dans son ensemble, indépendamment de l’homme. Alors, « si l’on croit – comme je le fais – qu’il n’y a pas de science là où il n’y a pas de théorie, on récusera la science babylonienne et l’on dira que la cosmologie scientifique fait ses débuts en Grèce ». Mais pourquoi donc en Grèce ? Difficile, pour Koyré, d’expliciter les conditions suffisantes à l’émergence de la science. On peut cependant en déterminer quelques conditions nécessaires.

Comme le note le philosophe, « la science n’est pas nécessaire à la vie d’une société, au développement d’une culture, à l’édification d’un État et même d’un Empire ». Elle suppose, à rebours de la nécessité, l’ouverture au sein d’une société d’une sphère de liberté, de loisir intellectuel : « Pour que la science naisse et se développe, il faut […] qu’il y ait des hommes disposant de loisirs. » Koyré ajoute : « Cela ne suffit pas. » En effet, « l’homme n’est pas naturellement animé du désir de comprendre ; même pas l’homme athénien. […] Il faut aussi que parmi les membres des leisured classes apparaissent des hommes trouvant leur satisfaction dans la compréhension, la theoria ; il faut encore que cet exercice de la theoria, l’activité scientifique, ait une valeur aux yeux de la société. » Cet éveil de l’intérêt pour le travail théorique n’était pas prédéterminé par la réalité socio-politique de la Grèce. Mais la seconde a, assurément, rendu possible la première.

Le miracle grec : la démonstration, et un savoir ouvert

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Cornelius Castoriadis (1922-1997) défend une vision analogue. « On recommence naturellement à répéter que les Égyptiens ou les Babyloniens connaissaient telle relation ou possédaient tel résultat », constate-t-il en 1988 dans Sens et Place des connaissances dans la société. « Le savoir de ces peuples était immense et admirable », concède-t-il volontiers. Mais « là n’est pas la question », tranche-t-il immédiatement. Le miracle grec, la naissance grecque de la science est ailleurs. « L’apport des Grecs, c’est la création du fait et des méthodes de la démonstration, c’est cela qui n’existe pas – que l’on sache – en Égypte ou en Babylonie. […] Demander, exiger raison et compte se dit en grec logon didomai (λόγον δίδομαι) et cela donne naissance à la nouvelle idée de démonstration – démonstration logique, démonstration mathématique. »

Pour Castoriadis, cette innovation est indissociable d’un changement majeur d’imaginaire social. « Cette démonstration va de pair avec, d’une part, la création d’un espace logique dans lequel elle se meut, un espace abstrait où l’on ne mesure plus avec des bouts de ficelle et, d’autre part, avec la création d’un espace public, la démonstration devant pouvoir se produire contre n’importe qui, ce qui va de pair avec l’idée que le savoir n’est pas la propriété des prêtres, des chroniqueurs du roi ou de n’importe quelle autre caste, mais qu’il doit pouvoir apparaître dans l’agora […] Tous ces aspects sont indissociables de la création de la polis démocratique », cette « collectivité de sujets libres qui parlent, qui discutent » indépendamment de tout « argument d’autorité ». Il y a, affirme Castoriadis, une « dépendance de la création de la science telle que nous la connaissons à l’égard de l’imaginaire social démocratique ». Il faut que les autorités renoncent au monopole de la parole, que la société accepte la remise en question incessante de l’« institué », que la vérité s’arrache à la sacralisé mythique, pour que la démarche scientifique advienne.

Voilà qui, pour Castoriadis, manque en dehors de la Grèce. À notre connaissance, du moins. Notre compréhension de l’imaginaire des anciens royaumes mésopotamiens reste encore aujourd’hui largement parcellaire. Difficile, sans doute, d’imaginer quelque chose de comparable à ce qui s’est produit un jour en Grèce. Mais nous ne pouvons pour autant l’exclure absolument. Une bonne raison pour continuer à étudier ces bribes de mathématiques millénaires consignées sur des tablettes d’argile.

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